Quelques questions à Delphine Perret et Eric Garault...


Le superbe ouvrage de Delphine Perret et Éric Garault, Les ateliers de l'illustration et de la création, publié aux éditions Les Fourmis rouges, parle des lieux de la création, mais sa propre construction est un mystère qui nous a donné envie d’aller à leur rencontre pour en savoir un peu plus sur les coulisses des coulisses…

Publiée dans le numéro 85 de la revue Citrouille (juin 2020), présentée ici dans sa version intégrale ;-)

© Eric Garault
 [Comment est né ce projet autour des ateliers d’illustratrices et cette idée de fonctionner en tandem ?]

[Delphine Perret] J’aurais eu très envie de suivre chaque matin les illustrateurs pour traquer tous leurs gestes avant de se mettre au travail ! Savoir quel poids ont les rituels et la répétition des gestes quotidiens. J’avais même pensé à les enregistrer. Très vite j’ai rencontré Eric qui avait lui-même une envie forte de faire quelque chose autour des univers d’illustrateurs. Il est alors apparu que ce projet serait un livre. Nous avons construit nos rôles au fur et à mesure.

Le projet est aussi né du constat que certains faisaient du vélo (Bruno Heitz) pour déclencher les idées, et moi-même il me semblait avoir trouvé le scénario d’un de mes livres en faisant la vaisselle. J’avais donc ce pressentiment que les idées venaient peut-être plus facilement quand le corps était en marche.

Par ailleurs j’avais constaté les différents rythmes à l’œuvre dans mon atelier collectif : ceux qui se mettent facilement au travail mais s’interrompent souvent, ceux qui (comme moi) ont besoin de beaucoup de temps pour y entrer mais n’arrivent pas à prendre de pauses, …

Je pense que nous partageons avec Eric cette même curiosité et ce goût pour la rencontre, cette même excitation quand quelqu’un nous ouvre sa porte.

[Éric Garault] Il y avait aussi l’idée de faire quelque chose ensemble. D’embarquer dans un voyage, une odyssée.




[Comment avez-vous abordé les premières rencontres ? Avec quelle exigence, quelle façon de procéder ?]

[Delphine] Nous avons assez vite trouvé un petit protocole : nous venions chez les illustrateurs, et pendant qu’Éric prenait des photos de l’atelier je m’entretenais avec notre hôte durant une bonne heure. Ensuite je les laissais pour le portrait, et prenais des notes en croquis.

J’avais comme base une grille de questions, que je quittais dès que possible pour suivre les chemins qui s’ouvraient au fil de la conversation. J’ai beaucoup cherché à rebondir sur ce qu’ils évoquaient, pour aller vers des choses plus singulières, et dans des directions imprévues. C’est l’intérêt d’un entretien à l’oral.

La curiosité est un réel moteur. Ma seule limite a été de ne pas pouvoir interroger les gens de mon propre atelier : je connaissais trop leur univers quotidien.

© Eric Garault


[Éric] Nous avons abordé toutes les rencontres avec beaucoup de plaisir et d’excitation. Personnellement, je prépare peu mes rencontres sinon, il n’y a plus de magie, de spontanéité. Mais je prépare un peu quand même pour avoir du rebond dans la rencontre.

Sur ce projet, au début, je me suis fait comme une liste : table, lunettes, siège, vue générale, gros plan, détails intimes etc. puis le protocole s’est affiné au fil du temps avec Delphine dans la relation et dans ma propre production. Cette liste fût une bonne trame mais des choses n’étaient pas présentes à chaque fois…

On ne pouvait pas s’enfermer dans un systématisme mais si au final c’est ce que l’on donne à voir.


[Dans ces visites d’ateliers, vous disparaissez complètement, la narration est focalisée sur l’artiste, sur sa façon de se raconter, qui met le lecteur à la place d’un observateur discret…]

[Éric] C’est génial de lire les entretiens ainsi, j’ai l’habitude de travailler avec des journalistes qui manient la réécriture. Ici Delphine à fait ce choix de la voix, j’ai été surpris de lire comme les gens parlent mais en fait c’est super, ça rend le livre vivant et surtout authentique.

[Delphine] J’ai moi-même été totalement emportée dans la parole des uns et des autres, avec un sentiment d’immersion, de temps suspendu, de retrait du monde. C’est aussi pour cette raison que le texte reste proche d’une parole orale. La matière première brute a été pourtant beaucoup retravaillée, mais cette notion de voix était importante. Je souhaitais que le lecteur puisse s’immerger dans la parole de chacun et ne soit pas interrompu dans sa lecture.

Il a été difficile de trouver la juste mesure entre rendre le texte intelligible et fluide à la lecture et ne pas dénaturer la parole des illustrateurs, leur rester fidèle. Beaucoup ont eu l’impression de trop entendre leur propre voix, mais je pense que les lecteurs ont plaisir à être face à un texte vivant, qui ne soit pas lissé à l’extrême.


[Dans la trame des entretiens que vous avez menés avec ces illustrateurs revient la question du lecteur. Quelle place occupait-il dans votre parcours dans les ateliers d’artistes ? Pour qui avez-vous imaginé une telle entreprise ?]

[Éric] Pour tous les gens qui partagent une curiosité bienveillante, pour ceux qui connaissent certains des auteurs interrogés et qui liront les textes et les images à des degrés différents. Le lecteur est si différent entre une bibliothécaire, une étudiante en arts, un jeune ado ou un auteur confirmé, on avait conscience que pas mal de gens différents pourraient être amenés à le lire… du coup on a imaginé ce livre aussi un peu pour nous !

[Delphine] J’ai essayé de rendre le livre accessible à un public qui ne serait pas nécessairement familiarisé à la démarche de création. Bien évidemment, étant illustratrice, ce qui était dit faisait souvent écho en moi, mais j’ai tenté de me glisser dans la peau de quelqu’un pour qui ce monde est étranger. Il ne s’agissait pas d’entendre ma voix ! Il me fallait être le lecteur.


[Cet ouvrage déconstruit un peu ce que Magali Le Huche appelle très justement « l’évidence de l’album ». Le lecteur des Ateliers, qui n’est peut-être pas familier des milieux artistiques, découvre ici que le processus de création a des limites, même chez de grands illustrateurs, que souvent le rendu n’est pas satisfaisant pour eux, trop loin de ce qu’ils avaient en tête. Vous éprouviez aussi ce besoin, de rendre l’artiste réel, humain, faillible ?]

[Delphine] Cet aspect, comme beaucoup d’autres, n’était pas prévu au départ. Mon attente était simplement de savoir ce que chacun mettait en place en terme de stratégies, et comment créer un sas entre le monde réel et ce travail de création. Beaucoup d’autres questions sont apparues au fil des entretiens. Cette question de la limite, de l’insatisfaction, de la frustration est venue, il me semble, apporter une profondeur, une certaine gravité qu’on n’attend pas forcément en s’aventurant dans l’univers des créateurs pour la jeunesse.

[Éric] Dans mon travail les gens finissent par faire tomber le masque, c’est important que la sensibilité remonte à la surface comme de huile sur de l’eau…

© Eric Garault

[Illustrations et photos s’attachent pour tous les ateliers à des détails, des éléments parfois hors cadre de ce qui était déjà montré… Comment avez-vous pensé ces focus ?]

[Éric] Le hors champ, c’est la part de l’imaginaire, on le doit au lecteur mais aussi aux à ceux qui nous accueillent. On doit suggérer et aussi un peu brouiller les pistes.

© Delphine Perret / Eric Garault

[On voit par moment comme un fil conducteur d’un atelier à l’autre, la présence d’une illustration d’un artiste dans l’atelier d’un autre… Ces clins d’œil créent un étonnement pour le lecteur, ça l’était aussi pour vous ?]

[Éric] Oui, tout-à-fait. Je m’y attendais un peu mais lorsque j’ai commencé à vivre ce phénomène, j’ai vraiment été séduit par cette bienveillance, une forme d’admiration pour le collègue. C’était inspirant sur le plan humain en premier lieu, voir le dessin de l’une chez l’autre, c’est vraiment chouette, ça révèle une fraternité mais aussi un monde microscopique…

[Delphine] Ce lien entre illustrateurs et la trace discrète de leur présence dans les univers des autres est une chose à laquelle Éric s’est particulièrement attaché. Entre illustrateurs nous nous rencontrons beaucoup en salon et j’ai personnellement le sentiment d’appartenir à une petite communauté. Éric, avec son regard de photographe, a trouvé ces fils rouges et a eu très envie de les mettre en valeur.


[Les ateliers sont des espaces pensés très différemment par les artistes mais la plupart en parlent comme d’« une coquille », « un nid », « un abri »… Est-ce là le cœur de l’atelier d’artiste : un espace plein, un cocon, une sorte de seconde peau pour l’illustrateur ?]

[Delphine] L’atelier, je pense, est peut-être simplement le lieu où se rassurer. La liberté dans la création est à la fois merveilleuse et vertigineuse. L’atelier (mais aussi les habitudes qu’on y installe) est sans doute ce que chacun construit pour conjurer toute cette part d’imprévu, tout ce que l’on ne peut pas maîtriser dans l’acte de création. C’est la seule chose tangible là où tout est à inventer.

[Éric] Pour ceux qui figurent dans le livre, c’est dans la majorité vrai, mais il faut apporter des nuances. Il y a des nomades, des sans ateliers fixes, depuis la publication plusieurs ont changé d’ateliers, il faut prendre en compte le besoin de régénération que certains éprouvent à l’égard de leur cocon.


© Eric Garault

[Un autre espace semble central dans le processus de création, ce sont les carnets d’artistes. Il en est beaucoup question, et on les voit très souvent. Plus que l’atelier, où l’on peut finalement laisser l’autre entrer, les carnets semblent un espace plus intime de l’artiste, qui revêt une aura particulière, presque sacrée. Loin d’être un brouillon, il est l’espace d’exploration… Vous avez sûrement observé ce lien qui unit les illustrateurs/illustratrices à leurs carnets… Que pouvez-vous en dire ?]

[Éric] Le carnet est peut-être la boîte dans laquelle on pose les idées brutes, pour ne pas oublier, pour qu’il y ait une trace. C’est très rassurant de garder une trace de ces idées. Certains ont une collection importante de carnets. On entre rarement dans un carnet sans y être invité. Toutefois, c’est parfois arrivé… cette tentation d’ouvrir le carnet comme j’ai ouvert certains tiroirs… comme un enfant, je me disais que j’allais y découvrir quelque chose d’inédit et alors… mon cœur battait !


[Vous avez en commun de porter dans vos travaux une attention particulière aux aventures du quotidien, que vous restituez avec vos propres narrations… Comme un décalage entre la routine et l’idée de faire quelque chose de grand. Les ateliers se situent à ce carrefour, entre univers familier et origine d’une création où tout est possible.]

[Éric] Les aventures du quotidien façonnent notre travail. Elles sont le point de départ d’une réalité rêvée. On trouve de très belles choses dans la banalité. Cette question revient beaucoup dans mon travail : le voyage du bout du monde vous fera découvrir de magnifiques paysages mais ceux-ci auront sans doute déjà été révélés aux yeux du monde.

En fait, il s’agit d’y mettre sa propre sensibilité, d’y adjoindre sa propre poésie. Les ateliers se regardent de multiples façons, ce n’est pas une quête du beau ou de l’extraordinaire mais plutôt la quête du sensible… C’est ce qui nous réunit avec Delphine. Nous avons aussi, je crois, un regard affuté sur le monde qui nous entoure, sur le réel, une intuition dans les rapports humains…Pour nous tout est aventure !

© Eric Garault


[Les entretiens se concluent toujours sur un portrait en reflet, ou au travers de…]

[Éric] Plusieurs idées m’ont amené à cette forme. Sur ce projet, je voulais absolument me démarquer de mon travail habituel, je voulais que ce soit un peu freestyle, je voulais prendre des risques, tenter des choses, sortir de ma zone de confort. Je voulais aussi que les portraits rendent hommages aux créateur.rice.s, et à l’illustration avec un grand I. Je voulais des matières, des imperfections, du sale. Je voulais aussi que les modèles ne vivent pas mal la prise de vue.

Les auteur.rice.s ne sont pas fans de photo. Ils sont d’accord pour l’atelier et puis pour le portrait, ils disent « ce n’est pas trop mon truc »… Tout le monde dit ça. Alors il faut vivre une expérience, c’est un défi que l’on relève avec plus ou moins de bonheur. Je n’arrive pas à prendre du recul sur ces images, je sais que j’aurais pu les photographier de bien des manières différentes. Mais j’ai choisi de livrer ces images, avec ces reflets qui me semblent renvoyer chacun à la dualité des personnalités.

[Pour vous deux, c’est un projet qui apparait comme un pas de côté dans vos métiers. Que vous a-t-il apporté ?]

[Delphine] Ce projet a été, par-dessus tout, une très belle aventure humaine : le plaisir de la rencontre, et celui de plonger dans la parole de chacun, de se laisser emporter dans leurs imaginaires… J’en garde le souvenir de moments forts. Je suis très reconnaissante de la confiance que chacun m’a accordée, en livrant au fil de la discussion des choses très intimes, parfois très fragiles. Aller à leur rencontre a été d’une grande richesse. Cela m’a apporté ce qui manque à ce métier solitaire : la rencontre, le mouvement, le vivant.

[Éric] Pour ma part, ce ne fût pas si différent de mon quotidien de portraitiste ambulant. Je réalise des portraits des univers d’écrivains pour différents titres de presse. « Le pas de côté » tient plus au fait de vivre l’aventure avec Delphine d’une part et de savoir que j’étais dans un temps long avec pour finalité un livre, ce qui m’a permis de revenir plus sur mes images. Après, effectivement la rencontre de l’autre, sonner à la porte d’un lieu privé, c’est toujours source de beaucoup de bonheur.

© Eric Garault
© Eric Garault


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