Quelques questions à Chloé Mary, directrice de la collection Polynie, des romans aux éditions Memo
Après une belle année d'existence, quelques dix titres au catalogue (dont un prix Sorcière !), la collection de romans illustrés au doux nom de Polynie, abritée par les éditions Memo, voit cet automne la publication de ses derniers titres. Chaque parution est l'occasion d'un nouveau voyage, d'un contact charnel et envoûtant avec l'objet et l'histoire qui s'y déploie. Des publications engagées, respectueuses, marquées par une volonté de jouer avec le présent et de donner du poids à l’instant de lecture. Autant de raisons qui nous donnent envie de prolonger le plaisir de ces découvertes, et de ne pas laisser s’éteindre si vite la flamme qui a animé chacune de ces publications.
Chloé Mary, éditrice talentueuse à la tête de la collection, a accepté de répondre aux questions d'un groupe de jeunes lecteurs du collège Henri Laugier (à Forcalquier), la Tête dans les nuages, emmenés sur les chemins de Polynie et de ce qu’est le métier d’un éditeur de romans pour la jeunesse par leur enseignante-documentaliste, Laetitia Croce et Aurélie, de la Carline.
Pendant plusieurs semaines, et
quelques rendez-vous volés à leurs moments de liberté au collège, ils se sont
retrouvés autour de cet horizon commun, la Polynie, et ont réfléchi à tous les
éléments qui font sens aux yeux des jeunes lecteurs, et à ce qui rend
singulière l'expérience de lecture de ces romans.
La tête dans les nuages :
Nous, quand on pense à Polynie, on pense à... l'aventure,
l'étrange, le fantastique, l'adolescence, les rêves, des livres qui se lisent
vite, qui s'adressent à tous, les animaux, le mystère, l'enfantin, l'émotion,
un univers, la vie et la mort, un chemin, les drames, une rencontre, l'amitié,
la découverte, les couleurs, être ensemble, une décision, la douceur... Et
vous ?
Votre énumération me convient
parfaitement, avec vos points de suspension laissant place à l’infini.
J’ajouterais pour continuer le jeu : inattendu, styles, étrange, rires,
esprit critique, enfance, adolescence, individu, citoyen, jeu, les
écrivains : Emile Cucherousset, Audren, Sigrid Baffert, Gilles Barraqué,
Nastasia Rugani, Karen Hottois, Pierre Zapolarrua, Agnès Debacker, Frédéric
Boudet, Francesco Pittau, des livres qui se relisent, rêves, beautés,
résistances, la tête dans les nuages, poésie, peaux, le corps dans les nuages,
visions, folies de cœur, folies d’esprit, images de et dans les lettres,
mélancolie, violence, mémoire, différence, réfractaire, attention, obsessions,
solitude, les illustrateurs : Camille Jourdy, Cédric Philippe, Léonore et
Adrienne Sabrier, Hélène Rajcak, Jeanne Macaigne, Julia Woignier, Anastasia
Parrotto, Anaïs Brunet, Clémence Paldacci, Brecht Evens, Catherine Chardonnay, clair-obscur,
éperdu… Je vous laisse poursuivre car cela vous appartient.
La tête dans les nuages : Quelle est l'origine de cette collection Polynie ? Et pourquoi ce
nom ?
Les collections Polynies sont nées
du désir de créer un espace littéraire qui accueillerait des écrivains attachés
à l’histoire et au style, à l’une comme à l’autre, et qui ne céderaient ni sur
l’une ni sur l’autre, tout en les poussant à leur extrême pour provoquer des
sensations et des résonances, des écrivains donc qui prendraient des risques
dans leur démarche littéraire. Elles sont nées aussi de l’idée de respirer
selon la littérature, de proposer une contre-offensive, en se mettant un peu à
l’écart. Non pour se couper du monde, au contraire, pour lui prêter un peu plus
l’oreille et l’avoir à l’œil. Et ça tombe plutôt bien, parce qu’une polynie est
un espace de vie dans la banquise, un trou préservé par les vents et les
courants marins, une percée dans la glace. Autour il fait bien souvent froid,
c’est rude et déstabilisant parfois, mais ça grouille de vie, de mots et
d’écrivains qui constituent une communauté certaine d’habitants. C’est alors
une tentative d’écritures en commun, de rapprochements d’affinités, de
sympathie littéraire, une collection d’individus qui écrivent sur d’autres
individus, que l’on pourrait appeler personnages, autour d’une haute idée de
l’humanité et qui proposent des visions du monde en faisant dériver ce dernier.
J’aime bien l’idée que tous les livres réunis écrivent une phrase ; ils
sont différents, éminemment personnels, subjectifs, mais il y a des liens entre
eux. Comme une phrase sur le qui-vive.
La tête dans les nuages : Qu'est-ce qui vous plaît dans le fait
d'éditer des livres pour les enfants, et plus précisément des romans ?
Ces âges de la vie sont la
littérature, ces âges où l’intensité de l’existence ne risque pas d’être
enfermée dans des carcans de vie réglée ou des obligations de compromission,
mais au contraire sont hors de l’ordre, dans l’inédit, dans l’imaginaire
incessant, le non-figé, ces âges aussi où l’on peut converser avec un caillou
ou un ami imaginaire, avoir le goût incessant du jeu, inventer des mots, se
passionner, expérimenter, se perdre dans la contemplation admirative, emprunter
toutes les identités, s’émerveiller. Il y a là tous les possibles des
histoires, des rencontres, des nouages d’existences entre elles, la possibilité
de mettre au même plan le quotidien et l’imaginaire, de les faire réel, un
noyau très passionné, excessif, endurant, secret et avide et tous ces possibles
se trouvent réunis dans la forme littéraire de tous les possibles : le
roman. C’est alors dire que l’histoire peut être autre, que l’existence peut
être autre, que cela peut se réfléchir et s’inventer, transmettre ce message et
le laisser infuser.
Il y a donc aussi la volonté de proposer des romans qui
n’abrutissent pas, qui ne font pas perdre de l’esprit ou du rêve, qui ne rendent
pas tristes en privant de la présence de l’autre mais gais d’une richesse
découverte, qui n’anesthésient pas, et ainsi d’éveiller l’esprit critique, de
faire ressentir ce que peut être la liberté de penser, de prendre plaisirs, de
dire non, de s’insurger et de combattre, de ne pas laisser faire pour soi et
pour les autres. Sans imposer une ligne de conduite exclusive, en offrant de
nouveaux goûts, en les faisant ressentir selon le prisme des premières fois,
mais avec l’idée que précisément on grandit différemment alors, on ne grandit
pas pour devenir un petit soldat de tous les champs intimes et collectifs, on
ne grandit pas selon des principes binaires et ainsi dans l’idée d’un bien-être
imposé et construit qui serait disparition de toutes nuances, un musellement
par le contentement factice, on grandit avec des espoirs et des aspirations
pour une existence où il y a aura des intermittences, toujours une possibilité
de fuite au sens du débordement et de présence au sens d’un œil vigilant, et
tant de choses auxquelles la littérature s’attache.
S’il
y a une littérature dite générale, et si bizarrement générale d’ailleurs
qu’elle ne comprend pas la littérature destinée aux enfants et aux adolescents,
il y a donc une littérature particulière ? Elle l’est, et elle doit
travailler à le rester.
Peut-être est-ce aussi ce qui me plaît,
d’être dans ce particulier, qui est fait de vos regards et de la voix des
écrivains, et de rappeler que ce particulier doit survivre, qu’il doit affirmer
toutes ses possibilités, ne pas céder devant cette extinction du vivant qui
serait celle de la disparition du langage, du rêve, de l’imaginaire, et donc de
l’humanité. D’une certaine manière, mais cela serait un sujet qui nous
entraînerait bien loin, la politique éditoriale, un lieu de perception en
commun, a toute sa résonance en littérature destinée aux enfants et aux
adolescents.
Et puis, récemment une
institutrice m’a raconté que certains enfants lui disaient « ne pas avoir
envie » de dessiner, de jouer, d’écouter une histoire ; pour elle,
ces mots appartenaient à une tristesse nouvelle. C’est cette idée de donner
envie qui me plaît, même si on peut se poser des questions sur les formes que
prend cette envie. De ce constat parfois difficile ou douloureux justement il
est possible de trouver une puissance de vie, d’aller contre ce désespoir, de
faire passer des histoires écrites par des écrivains qui parlent de la vie,
dans toutes ses complexités, qui ouvrent des chemins, parfois même conduisent
sur des culs-de-sac, car il ne s’agit de nier ni les difficultés ni les
opacités, qui ne s’accommodent pas avec le fait de dire c’est ainsi, une vérité
absolue et tu t’y plieras, tu te tairas si tu n’es pas d’accord, mais au
contraire montrent que personne n’a l’obligation de se conformer, qu’il n’y a
pas de vérité édictée mais de la justesse à chercher dans les rapports avec les
autres, les situations, la langue, etc. et que cette recherche est belle et
complexe, parce qu’insaisissable.
La tête dans les nuages : Comment naît le projet d'un livre dans cette
collection ?
Quelqu’un écrit. Et c’est là le
plus important, le geste premier, le trou dans la glace. Puis le roman naît
d’une rencontre avec cet écrivain qui m’adresse son manuscrit et de ce qui se
noue alors autour de son texte. La lecture d’un manuscrit, un travail éditorial
pendant des semaines, parfois des mois, des échanges, des pistes lancées, du
silence. On se trouve dans une chambre noire et on cherche autour des négatifs,
on converse avec des fantômes de personnages, de lieux, de mots et on écoute le
grain de leurs voix. Il s’agit vraiment d’écouter l’écriture ; rien ne
m’intéresse plus que cette écoute selon l’idée du pressentiment et du secret.
Ce sont des temps à la fois graves, car importants, et très emportés,
jubilatoires, car importants. Cette naissance vient du désir. Une fois les
derniers échanges autour du texte terminés, le roman prend les habits de
l’objet livre, ici avec un jaspage de couleurs, un rabat, un papier qui attend
d’être touché, la beauté d’une esthétique qui fait éprouver.
La tête dans les nuages : Comment un auteur et un illustrateur en
viennent à travailler ensemble sur une histoire ?
Chaque livre est comme un
individu, et donc tout est toujours différent. Un livre illustré, c’est la
rencontre entre deux individus et donc une multiplication de différences, un
temps entrouvert. La plupart du temps, la réflexion sur le mariage avec les
illustrateurs vient une fois le texte terminé, et la maison d’édition propose
de provoquer une rencontre artistique. Mais parfois un écrivain a le désir
d’écrire à partir du travail d’un illustrateur (il a vu son travail qui a
éveillé son désir d’écrire avec, en compagnie), parfois il propose lui-même un
illustrateur, parfois... Tout est variable, ce qui est passionnant. C’est un
peu différent en Grande Polynie où le choix de l’illustration de couverture
implique un rapport particulier à la densité littéraire, elle est l’enveloppe
épidermique et là, la rencontre prend un tour exclusif. Découvrir le travail de
composition des illustrations à partir d’un texte est toujours fort, on a le
cœur et l’esprit qui s’emballent, on ne reconnaît plus rien, on découvre tout à
travers une loupe, il y a une porte battante qui s’ouvre, et on se tient sur le
seuil, devant l’étrangeté, l’intimité, d’un autre langage à l’intérieur d’un
langage et leurs pensées magiques.
La tête dans les nuages : La collection s'adresse à des lecteurs
d'âges différents, nuancés d'un « plus ou moins » : Petit polynie s'adresse aux lecteurs
de 7 ans, 9 ans pour Polynie et
15 ans pour Grande Polynie. Les
formats sont les mêmes, les tranches sont toutes de couleurs, le papier est
agréable... tout ceci crée un sentiment cohérent, coloré, mélange de douceur et
de mystère. Les livres sont beaux et faits d'un équilibre de moderne et
d'ancien. Comme s'ils étaient dans les bibliothèques depuis longtemps déjà.
Je ne devrais rien ajouter, vous
avez tout saisi, ce « plus ou moins » je l’ai souhaité parce que je
pense, au contraire d’ailleurs de ce que je peux entendre bien souvent
(« trop complexe pour les enfants », « les adolescents ne lisent
pas », « il faut que cela soit résumable sinon ça n’existe
pas », « texte exigeant », etc.), qu’aucun enfant, aucun
adolescent ne ressemble à un autre, en plein dans le plus ou moins existentiel.
Vous n’êtes pas une masse, une cible, un groupe de lecteurs. Il n’y a jamais de
norme de lecture, mais des singularités, variations, nuances, constructions
imprévues, rencontres, ambivalences... Et vous avez la possibilité également de
« plus ou moins » aimer les romans. La variation contre le verdict
donc. Ce qui est frappant justement, c’est l’usage depuis quelque temps de la
notion de complexité, d’exigence, accolée dans les jugements des adultes à une
littérature qui doit donc leur échapper vu leur désir de contrôle, alors que
déjà les mots ne se jugent pas, et que la littérature fait place, de fait, à la
richesse du monde et du langage. Elle est, quand elle existe vraiment,
exigeante. Cette complexité ne fait pas partie du vocabulaire des jeunes
lecteurs, ils parlent parfois de déroute, d’égarement, de difficultés – ce qui
montre qu’ils ont, eux, compris, le rôle et les effets de la littérature -,
mais jamais de complexité comme un frein. Et vous évoquez aussi le mélange de
douceur et de mystère, un équilibre de moderne et d’ancien. Ce sont de très
belles idées. Le doux bizarre, l’étrange plaisant, l’inquiétante familiarité,
l’imprévu de la nuit le jour, une bibliothèque de tous les temps, la mémoire de
la littérature, se retourner et avancer, toujours par effraction, et tout ceci,
pas plus ou moins mais totalement emmêlé à la vie.
Le lecteur est dans les pensées
bien sûr, il est celui à qui le texte s’adresse, et quand on vit en
littérature, on cohabite avec lui, il est objet de fantasmes plutôt que de
réflexions. On lui fait un signe, il répond ou non. Si je devais le décrire, je
dirais qu’il est l’anti-fiche d’état civil, celui qui échappe à la définition,
un lecteur complexe, ouvert à l’idée d’être marqué par ses lectures et en
attente de sentiments et de sensations, prêt à être affecté, dans un
va-et-vient incessant avec sa propre identité et acceptant alors toutes les
métamorphoses, tous les déplacements vers un ailleurs.
La tête dans les nuages : Tous les textes (et toutes les
illustrations) parlent de la réalité, de la vie de tous les jours, avec un
décalage, un petit pas de côté, qui nous fait basculer dans un univers de
fiction, par moments onirique, dont les personnages sont parfois des animaux...
Cela fait partie de la ligne éditoriale de Polynie ?
Oui, le pas de côté à partir de ce
qui est dit et écrit, cette manière de transcender la quotidienneté en
l’inventant et de décrire ce qu’on ne voit pas, grâce à un corps, une forme,
d’un personnage, d’un animal, d’une idée, d’un mot, de s’enfoncer dans leurs
cavernes, mais aussi d’être dehors et à l’intérieur, de transformer la langue.
Vous parlez d’onirisme, il y a aussi et de manière inséparable le lyrisme. Au
nom du divertissement et d’une fonctionnalité de la littérature selon ce seul
prisme, certains tendent à faire disparaître le langage et son corps, ou tout
du moins à le faire rentrer dans des codes syntaxiques et langagiers qu’ils ont
eux-mêmes déterminés, ce qui revient au même en termes de disparitions. On
demande alors aux auteurs d’écrire comme cela, de retirer, de découper, de
saucissonner, de clarifier, de plier, de laver, d’évider. Si ligne éditoriale
il y a, elle est une ligne d’existence sur une paume de main avec des
ramifications la faisant ressembler à un arbre, qui lui-même serait animal
avant de devenir tout à la fois homme, contre l’exigence de l’identique et les
assignations à résidences identitaire et littéraire. Et la peau de la main y
est sensible, parfois blessée, irritée et irritable, fervente, car les
écrivains réunis sont en colère. Ils ne donnent pas leur accord les yeux
fermés. La possibilité d’être en colère, cette manière comme l’écrit Italo
Calvino de « chercher et savoir reconnaître qui et quoi, au milieu de
l’enfer, n’est pas l’enfer ; et le faire durer, et lui faire place »,
et d’être en colère selon des tonalités très différentes, parfois beaucoup plus
douces que d’autres, mais en tout cas de prêter attention, d’être en éveil, aux
aguets.
Aurélie et Lætitia : Les
nouvelles de Polynies, disponibles en
librairie et sur le blog de la collection, sont des univers à part entière qui
viennent compléter chaque parution. La plupart des textes sont signés de votre
main. Quand on est éditrice, on est forcément lectrice... Êtes-vous également
tentée par l'écriture ?
Lectrice et éditrice, auteure à l’occasion,
et ces trois activités mêlées en une seule, directrice ou plutôt créatrice des
collections autour de ceux que j’admire, les écrivains, avec le désir de
rappeler l’importance de la littérature. J’avais envie de créer des outils ou
plutôt un territoire littéraire à l’intérieur du territoire où les mots
venaient approcher les mots, se mobilisaient entre eux, et sans jamais les
contraindre à se couper bras et jambes dans trois cents signes, en leur
laissant la possibilité de prendre le temps ou un chemin de traverse, d’être
radicaux également dans toutes sortes de sentiments, de proposer un univers à
part entière comme vous le soulignez, de prospecter et de forer dans des
endroits les moins attendus. Ainsi, les Nouvelles de Polynies, journal
déraisonnable autour des romans publiés, et le blog Nouvelles de Polynies qui
lui présente des entretiens denses avec des écrivains et des illustrateurs sont
nés de l’idée de faire déborder la littérature. Ce sont des temps où nous
poursuivons avec les écrivains ce que nous avons initié, nous n’avons pas
vraiment envie de lâcher ce qui a été commencé, on recommence mais
différemment, on poursuit l’obsession littéraire. C’est une manière de faire
qui nous permet que la littérature nous revienne, d’en garder le souvenir,
d’inscrire autrement sa matière. Et j’espère surtout que ces accompagnateurs amicaux
donnent envie de lire les romans.